Dans l’ombre, des professionnels continuent de se rendre chaque jour sur leur lieu de travail pour aider les populations en difficulté. C’est notamment le cas des éducateurs spécialisés qui interviennent auprès des personnes fragiles. Nous avons recueilli le témoignage de deux jeunes éduc’ spé confrontées à de nouvelles difficultés mais toujours aussi dévouées.
Aider des enfants fragilisés par la vie
Chaque matin depuis le confinement, Agnès, 24 ans, rejoint ses collègues pour une nouvelle journée intense. Elle est éducatrice spécialisée au sein de la protection de l’enfance, et plus précisément dans une unité d’accueil d’urgence en Sarthe. Actuellement, plus d’une vingtaine d’enfants de 6 à 17 ans sont présents dans ce centre. Tous ont été confiés “aux services de l’aide sociale à l’enfance sur décision des magistrats à la suite d’éléments de dangers (maltraitances, négligences) révélés et/ou avérés au sein de la cellule familiale”.
Dans ce même département, Claire, 24 ans également, est éducatrice spécialisée au sein d’une collectivité territoriale depuis trois ans. Elle intervient en prévention au sein des quartiers prioritaires pour les enfants et leur famille. Contrairement à Agnès, Claire est confinée chez elle depuis le lundi 16 mars 2020. Pour seul matériel elle dispose de son téléphone portable professionnel lui permettant de contacter les personnes fragiles qu’elle suit depuis des semaines ou des mois.
Confinés ou non, les éducateurs spécialisés continuent leurs missions auprès des jeunes
Pour Agnès et ses collègues, télétravailler est tout simplement impossible car “les enfants accueillis demandent un accompagnement continu”. Les éducateurs spécialisés doivent assurer les missions classiques (accueil d’enfants en situation de dangers, notes et rapports aux Juges des Enfants, suivi médical…) mais également prendre en charge l’éducation scolaire à un rythme plus soutenu.
Selon Agnès, “il faut faire preuve de créativité et d’innovation pour monter de nouveaux projets qui soient attractifs”. Enfin, leur rôle est aussi et surtout de rassurer au quotidien les enfants ainsi que leurs familles sur ce virus qui se propage à vive allure et dont on ignore beaucoup de choses. Certains des jeunes, pour beaucoup déjà “abîmés par la vie”, expriment un sentiment de “privation de liberté” qu’il est difficile de vivre dans ces conditions.
Le témoignage de Claire est tout à fait différent puisque le seul lien qu’elle peut entretenir avec les personnes qu’elle accompagne se passe par téléphone. Malgré cette méthode de travail inédite et particulièrement frustrante pour cette jeune éducatrice qui est dévouée à son métier, Claire reste joignable à tout moment pour répondre aux interrogations des parents et des enfants ou seulement échanger avec eux car l’isolement est particulièrement difficile pour ces familles fragiles. Pour la grande majorité, elles vivent dans des logements précaires, meublés et équipés de manière minimaliste. Les accompagnements et distributions alimentaires des associations caritatives étant limitées, l’urgence est de répondre aux besoins physiologiques de ces personnes.
Une nouvelle organisation interne pour protéger le personnel et les enfants
Au sein de la collectivité où Claire exerce le métier d’éducatrice spécialisée, tous les services considérés comme étant “non indispensables” ont été suspendus jusqu’à nouvel ordre. L’ensemble des salariés sont confinés chez eux, en congés exceptionnels. Certains services continuent de fonctionner en respectant scrupuleusement les gestes barrières.
Du côté de l’unité d’accueil d’urgence, Agnès et ses confrères ont vu leur planning modifié ; la direction a supprimé tous les temps de réunion et de coordination afin de limiter les rassemblements dans un lieu confiné. Comme dans toutes les entreprises, certains salariés sont contraints de garder leurs enfants à domicile, sauf s’ils ont accepté de bénéficier du service de garde mis en place par le département de la Sarthe. Les agents de maintenance et les secrétaires ont stoppé leur activité en raison du rythme ralenti de l’institution. Enfin, certains chefs de service sont en télétravail tandis que d’autres professionnels ont exercé leur droit de retrait estimant qu’ils étaient en danger sur leur lieu de travail.
Des journées rythmées pour ne pas laisser place à l’imprévu
En accord avec toute l’équipe intervenante, les journées ont été organisées de façon à ce que chaque enfant puisse bénéficier d’un temps d’apprentissage, de repos et de détente en groupe. Après le petit-déjeuner, le rangement des chambres et des sanitaires est une étape incontournable. Ensuite, la matinée est consacrée aux devoirs scolaires. Les enseignants mettent des cours et des exercices en ligne correspondant au programme de l’enfant. Après avoir déjeuné, une heure de temps calme en chambre permet aux enfants et au personnel de se reposer un peu. Une fois la pause terminée, l’après-midi est l’occasion de participer à des activités ludiques, sportives et collectives. A 18h00, l’heure est venue de prendre sa douche, d’appeler ses proches avant de dîner. Enfin, les enfants profitent de leur soirée pour regarder la télévision ou jouer à des jeux de société. A 22h00 au plus tard, les lumières s’éteignent. C’est ainsi que les journées s’enchaînent depuis le début du confinement.
Des mesures radicales pour lutter contre la propagation du virus
Trois semaines après les premières mesures, Agnès reconnaît que “les choses se passent plutôt bien” dans son établissement, notamment grâce aux éducateurs spécialisés qui restent motivés et présents. De leur côté, les enfants ont conscience qu’il s’agit d’un état d’urgence pour tout le monde donc ils prennent leur mal en patience. Mais Agnès et ses collègues se demandent légitimement combien de temps cette ambiance apaisée va durer, sachant que les adolescents ont tendance à fuguer fréquemment et qu’ils sont sujets aux crises d’angoisse.
Par ailleurs, la direction Enfance-Famille a très vite confirmé que la mission d’accueil d’urgence des établissements pour enfants doit être maintenue. L’établissement où Agnès travaille “ne peut en aucun cas refuser l’accueil d’un enfant ou d’une fratrie pour qui les éléments de dangers seraient trop importants”. Quant aux droits de visite et d’hébergement au sein des familles, ils sont suspendus jusqu’à nouvel ordre afin de limiter les contacts et la propagation du virus.
En plus d’accompagner les enfants, de les occuper et de répondre à leurs nombreuses questions, le personnel éducatif doit veiller à protéger les résidents. La direction de l’établissement a donc décidé que tout jeune qui revient après avoir fugué doit être “confiné dans une chambre à l’écart de son groupe d’accueil initial, avec des sanitaires particuliers à disposition, une prise de repas matin, midi et soir en chambre sans avoir la possibilité de pouvoir partager les temps collectifs rythmant la vie de groupe”. Ces mesures peuvent paraître extrêmes mais elles sont indispensables en situation de pandémie.
Le suivi scolaire, une nouvelle problématique à gérer pour les éducateurs spécialisés
Ce n’est plus un secret pour personne, le manque de matériel de protection (masques, gants, gel hydroalcoolique) est une véritable problématique pour les professionnels de santé, y compris dans les centres d’accueil. Face au phénomène de fugue très fréquent chez les adolescents, le risque de contamination est très présent. Dès qu’un résident revient après avoir passé quelques jours à l’extérieur du centre, il peut être porteur du coronavirus et le propager au personnel mais aussi aux autres ados. Cette situation ajoute un stress important aux équipes et aux résidents.
Agnès est également confrontée à une problématique de taille, celle du suivi scolaire. Elle et ses collègues doivent s’assurer que les devoirs sont faits alors qu’ils manquent cruellement de moyens matériels (seulement deux ordinateurs) et humains (éducateurs confinés). Dans son centre, la plupart des enfants accueillis ne suivent pas un cursus classique. Ils bénéficient d’une prise en charge spécifique et sont dans des classes ULIS, SEGPA ou EGPA. Par conséquent, ils ont des difficultés d’apprentissage importantes que les éducateurs spécialisés ne savent pas forcément gérer. Comme le dit si bien Agnès, “être enseignant est une profession à part entière et ne s’impose pas à qui le veut”.
La difficulté du télétravail pour un métier où l’humain est la priorité
Quant à Claire, le télétravail est en lui-même une difficulté importante car ses actions sont très limitées. Elle doit alors se contenter d’appeler les familles les plus vulnérables pour échanger avec elles, les rassurer, les informer. Entretenir la relation à distance est indispensable pour éviter des situations problématiques pour les enfants. A cela s’ajoute de réelles difficultés pour l’accompagnement scolaire des écoliers. Certains parents ne maîtrisent pas ou peu la langue française tandis que d’autres n’ont pas accès à internet. Le lien avec l’enseignant de l’enfant est alors limité à des appels téléphoniques ce qui n’est pas idéal. Enfin, des parents ont confié à Claire qu’ils souhaitent absolument éviter les conflits au sein du domicile. L’éducatrice spécialisée, même à distance, doit alors les rassurer en expliquant qu’il faut d’abord “privilégier un bon équilibre familial, une organisation sereine pour chacun. Il est important de les déculpabiliser en leur expliquant que si les 10 exercices envoyés par l’enseignant ne sont pas réalisés, ce n’est pas grave.”
L’espoir d’un avenir meilleur pour la profession et les enfants
Comme tous les Français, le personnel éducatif craint de contracter ce virus et de le transmettre à leurs proches et aux enfants. Mais leur plus grande inquiétude est de devoir accueillir en urgence des enfants potentiellement porteurs du virus et de devoir déclarer un cas au sein de leur établissement. Selon Agnès, “le confinement des enfants dans des espaces restreints pendant de longues semaines ne fait qu’augmenter les situations de négligences et potentiellement de maltraitances”. Aujourd’hui, elle affirme qu’elle travaille dans l’incertitude en raison du manque de clarté dans les décisions prises par le gouvernement. Pour elle et tous les éducateurs spé’, il est difficile de rassurer les enfants alors qu’ils ne le sont pas eux-mêmes ! Malgré tout, Agnès et ses collègues apprennent à vivre autrement ; les liens et les relations entre éducateurs et avec les enfants sont différents. Elle ajoute d’ailleurs que “même si le temps semble s’être arrêté autour de nous, des situations d’entraide, de partage, de convivialité voient le jour”.
Enfin, cette jeune éducatrice spécialisée nourrit des espoirs pour l’après-crise. Tout comme le personnel médical, les éducateurs auprès des enfants se rendent chaque jour dans leur établissement pour exercer leur métier afin d’accompagner au mieux les résidents. Ils espèrent alors bénéficier d’un minimum de reconnaissance de la part du gouvernement. Agnès termine ses propos par un message d’encouragement à tous les professionnels qui agissent auprès des enfants et adolescents : “force, honneur et courage à nous aussi, trop souvent oubliés. Oui car nous aussi, tous les jours on y est confrontés, oui l’humanité n’a pas de barrière, oui la protection de l’enfance n’a pas de fin. Mais oui, nous allons tout faire pour « nos gamins » !”
Comme l’a si bien écrit l’humoriste Blanche Gardin sur son compte Facebook, Claire se demande “dans quel état on va sortir de tout ça. Nous avons les moyens pour sortir la tête haute, sans avoir laissé crever la gueule ouverte les plus précaires, les plus fragiles d’entre nous. Mais il faut s’organiser au plus vite. Elle est là, votre guerre, Monsieur le président : combattre notre indifférence à l’égard des plus démunis.”